Aucun homme n’est mort de ma main ou d’après mes ordres sans que j’aie regretté qu’il doive en être ainsi. Malgré tout, je les tue. Parfois j’aimerais tant ne pas être affligé d’un tel sens des réalités.

 

25

 

Kelsier jeta une autre cruche d’eau dans son sac.

— Brise, dresse la liste de toutes les planques où on a recruté, toi et moi. Va les avertir que le Ministère risque d’avoir bientôt des prisonniers susceptibles de les dénoncer.

Brise hocha la tête, se retenant pour une fois de formuler des reparties spirituelles. Derrière lui, des apprentis s’affairaient dans la boutique de Clampin, rassemblant et préparant les fournitures que Kelsier avait commandées.

— Dox, cette boutique devrait être en sécurité à moins qu’ils ne capturent Yeden. Demande aux trois Yeux-d’étain de Clampin de monter la garde. En cas de pépin, foncez à la planque de repli.

Dockson acquiesça d’un signe de tête tandis qu’il s’empressait de donner des consignes aux apprentis. L’un d’entre eux était déjà parti, porteur d’un avertissement pour Renoux. Kelsier estimait que le manoir serait en sécurité – un seul groupe de péniches était parti de Fellise, et ses hommes pensaient que Renoux n’était pas au courant du plan. Renoux ne partirait qu’en cas d’absolue nécessité ; sa disparition nécessiterait de les faire tous deux renoncer, Valette et lui, à la place qu’ils avaient obtenue au prix de tant d’efforts.

Kelsier fourra une poignée de rations dans son sac, puis le hissa sur son dos.

— Et moi, Kell ? demanda Ham.

— Tu vas retourner à la garnison, comme tu l’as promis. C’était une idée très judicieuse nous allons avoir besoin d’un informateur sur place.

Ham fronça les sourcils d’un air inquiet.

— Je n’ai pas le temps de te rassurer pour l’instant, Ham, ajouta Kelsier. Tu n’es pas obligé de jouer un rôle, juste d’être toi-même et de tendre l’oreille.

— Je ne vais pas me retourner contre la garnison si je les accompagne, dit Ham. Je tendrai l’oreille, mais je ne vais pas attaquer des hommes qui me prennent pour leur allié.

— Très bien, répondit sèchement Kelsier. Mais j’espère sincèrement que tu trouveras aussi un moyen de ne tuer aucun de nos soldats. Sazed !

— Oui, Maître Kelsier ?

— Combien de vitesse avez-vous mise en réserve ?

Sazed rougit légèrement, jetant un coup d’œil aux nombreuses personnes qui s’affairaient autour d’eux.

— Peut-être deux ou trois heures. C’est une caractéristique très difficile à emmagasiner.

— Ça ne suffira pas, répondit Kelsier. Je vais y aller seul. Dox assurera le commandement jusqu’à mon retour.

Kelsier pivota sur ses talons, puis hésita. Vin se tenait derrière lui, vêtue des mêmes pantalon, chemise et casquette qu’à la garnison. Elle avait un sac similaire au sien jeté sur l’épaule, et le fixait avec un air de défi.

— Ça va être un voyage extrêmement pénible, Vin, dit-il. Tu n’as encore jamais rien fait de semblable.

— Pas de problème.

Kelsier hocha la tête. Il tira sa malle de sous la table, puis l’ouvrit et versa à Vin le contenu d’une petite bourse de billes de potin. Elle les accepta sans commentaires.

— Avale ces cinq billes.

— Cinq ?

— Pour l’instant, dit Kelsier. Si tu as besoin d’en prendre plus, appelle-moi pour qu’on arrête de courir.

— De courir ? demanda la jeune fille. On ne va pas prendre une péniche ?

Kelsier fronça les sourcils.

— Pourquoi est-ce qu’on aurait besoin d’un bateau ?

Vin baissa les yeux vers la bourse, puis s’empara d’une coupe d’eau et entreprit d’avaler les billes.

— Assure-toi d’avoir assez d’eau dans ce paquetage, lui dit Kelsier. Emportes-en autant que tu peux. (Il la laissa pour aller poser la main sur l’épaule de Dockson.) Il reste environ trois heures avant le coucher du soleil. Si on se presse assez, on pourra y être demain avant midi.

Dockson hocha la tête.

— Ce sera peut-être assez tôt.

Peut-être, songea Kelsier. La garnison Valtroux n’est qu’à trois jours de marche de Holstep. Même en chevauchant toute la nuit, un messager ne pourrait pas avoir atteint Luthadel en moins de deux jours. Le temps que je rejoigne l’armée…

Dockson lisait manifestement l’inquiétude de Kelsier dans ses yeux.

— Dans un cas comme dans l’autre, l’armée ne nous sert plus à rien, dit-il.

— Je sais, répondit Kelsier. Il s’agit seulement de sauver la vie de ces hommes. Je t’enverrai des nouvelles dès que possible.

Dockson hocha la tête.

Kelsier se retourna, attisant son potin. Son sac devint soudain aussi léger que s’il était vide.

— Brûle ton potin, Vin. On s’en va.

Elle acquiesça, et Kelsier sentit une vibration émaner d’elle.

— Attise-le, ordonna-t-il en tirant de son coffre deux capes de brume avant de lui en jeter une.

Il enfila l’autre, puis s’avança et ouvrit à toute volée la porte de derrière menant à la cuisine. Le soleil rouge brûlait vivement dans le ciel. Les voleurs cessèrent un instant de s’agiter et se retournèrent pour regarder Kelsier et Vin quitter le bâtiment.

La jeune fille se précipita pour aller marcher aux côtés de Kelsier.

— Ham m’a dit que je devais apprendre à n’utiliser le potin qu’en cas de besoin – il dit qu’il vaut mieux être subtil.

Kelsier se retourna pour lui faire face.

— L’heure n’est pas à la subtilité. Reste près de moi, essaie de suivre mon allure, et fais extrêmement attention à ne pas tomber à court de potin.

Vin hocha la tête, l’air soudain un peu inquiète.

— Bon, dit Kelsier en prenant une profonde inspiration. Allons-y.

 

Kelsier se précipita le long de la ruelle à une allure surhumaine. Vin s’élança pour le suivre hors de la ruelle en direction de la rue. Le potin était un feu ardent à l’intérieur d’elle. Attisé comme il l’était, elle allait sans doute dépenser la totalité des cinq billes en une heure à peine.

La rue était remplie de travailleurs skaa et de voitures de nobles. Kelsier ignora la circulation, se précipitant pour sortir au cœur même de la rue, maintenant sa vitesse grotesque. Vin le suivit, se demandant avec une inquiétude croissante dans quoi elle venait de s’embarquer.

Je ne peux pas le laisser seul, se dit-elle. Bien sûr, la dernière fois qu’elle avait obligé Kelsier à l’emmener avec lui, elle avait dû rester alitée plusieurs mois, à moitié morte.

Kelsier se faufilait entre les voitures, frôlant les passants, fonçant le long de la rue comme si elle lui était réservée. Vin le suivait de son mieux, à une vitesse qui brouillait le sol sous ses pieds, voyant les gens défiler trop vite pour distinguer leur visage. Certains l’appelaient avec des voix contrariées. Mais quelques-unes s’étranglaient aussitôt pour se taire.

Les capes, songea Vin. C’est pour ça qu’on les porte en permanence. Les nobles qui voient des capes de brume savent qu’il faut garder leurs distances.

Kelsier se retourna, se précipitant droit vers les portes nord de la ville. Vin le suivit. Kelsier ne ralentit pas en approchant des portes, et les files de gens commencèrent à les montrer du doigt. Les gardes des postes de contrôle se retournèrent avec des expressions surprises.

Kelsier bondit.

L’un des gardes en armure s’effondra à terre en criant, terrassé par le poids allomantique de Kelsier tandis que le chef de bande sautait au-dessus de lui. Vin inspira, laissa tomber une pièce pour y prendre appui, puis bondit. Elle dépassa aisément un deuxième garde, qui leva des yeux surpris tandis que son compagnon se tortillait à terre.

Vin poussa contre l’armure du soldat pour se projeter encore plus haut dans les airs. L’homme tituba mais resta debout – Vin était loin de peser autant que Kelsier.

Elle s’élança par-dessus le mur, au son des cris de surprise des soldats. Il ne lui restait qu’à espérer que personne ne la reconnaîtrait. C’était peu probable. Bien que sa casquette se soit envolée tandis qu’elle s’élevait dans les airs, ceux qui connaissaient Valette la mondaine ne feraient sans doute jamais le rapprochement avec une Fille-des-brumes au pantalon sale.

La cape de Vin fouettait furieusement l’air sur son passage. Kelsier termina de décrire un arc devant elle et entreprit sa descente. C’était très étrange d’employer l’allomancie à la lumière du jour. Contre nature, même. Vin commit l’erreur de baisser les yeux tandis qu’elle tombait. Au lieu de la brume tournoyant confortablement, elle aperçut le sol au loin.

Quelle hauteur ! songea-t-elle, horrifiée. Heureusement, elle n’était pas trop désorientée pour exercer une Poussée contre la pièce dont Kelsier s’était servi pour atterrir. Elle ralentit sa descente à un niveau plus maîtrisable avant de se laisser lourdement tomber sur la terre couverte de cendres.

Kelsier fila aussitôt le long de la route. Vin le suivit, ignorant marchands et voyageurs. À présent qu’ils étaient sortis de la ville, elle avait cru que Kelsier ralentirait peut-être. Il n’en fit rien. Il accéléra au contraire.

Et soudain, elle comprit. Kelsier ne comptait ni marcher, ni même trottiner, jusqu’aux grottes.

Il comptait courir comme une flèche tout au long du trajet.

Par canal, le voyage prenait deux semaines. Combien de temps leur faudrait-il ? Ils se déplaçaient vite, atrocement vite. Certainement moins qu’un cheval au galop, mais un cheval ne devait pas pouvoir maintenir longtemps une telle allure.

Vin courait sans éprouver la moindre fatigue. Elle se reposait sur le potin, si bien que son corps ne forçait quasiment pas. Elle sentait à peine ses pas heurter le sol, et elle avait le sentiment, avec une telle réserve de potin, de pouvoir maintenir cette vitesse un bon moment.

Elle rattrapa Kelsier et se plaça à ses côtés.

— C’est plus facile que je ne m’y attendais.

— Le potin améliore ton équilibre, répondit-il. Autrement, tu trébucherais constamment.

— Qu’est-ce que vous croyez qu’on va trouver ? Aux grottes, je veux dire.

Kelsier secoua la tête.

— Pas la peine de parler. Économise tes forces.

— Mais je ne me sens absolument pas fatiguée !

— On verra ce que tu diras dans seize heures, répondit-il, accélérant encore davantage tandis qu’ils quittaient la route pour se mettre à courir le long du large chemin de halage longeant le canal de Luth-Davn.

Seize heures !

Vin laissa Kelsier prendre une légère avance, afin de s’accorder plus d’espace pour courir. Kelsier acquit une vitesse ahurissante. Il avait raison dans tout autre contexte, elle aurait facilement perdu pied sur la route inégale. Mais guidée par le potin et l’étain, elle parvenait à rester debout – bien que ça lui demande une attention croissante à mesure que le soir tombait et que les brumes apparaissaient.

De temps à autre, Kelsier lançait une pièce et se projetait du sommet d’une colline à l’autre. Mais la plupart du temps, il continuait à courir à un rythme régulier en restant près du canal. Les heures s’écoulèrent, et Vin commençait à éprouver la fatigue qu’il avait mentionnée. Elle maintenait sa vitesse, mais percevait quelque chose sous la surface – une résistance intérieure, une envie pressante de s’arrêter pour se reposer. Malgré la puissance du potin, son corps épuisait ses forces.

Elle s’assurait de ne jamais laisser son niveau de potin tomber trop bas, de peur, s’il se tarissait jamais, que l’épuisement ne l’envahisse avec une telle force qu’elle ne parviendrait plus à se relever. Kelsier lui ordonna également de boire une quantité d’eau ridicule, bien qu’elle n’ait pas si soif.

La nuit tomba, sombre et silencieuse, décourageant les voyageurs de braver les brumes. Ils dépassèrent des péniches et des barges amarrées pour la nuit, ainsi que des camps de bateliers dont les tentes étaient blotties les unes contre les autres pour se protéger des brumes. À deux reprises, ils aperçurent des spectres des brumes sur la route, et le premier fit violemment sursauter Vin. Kelsier se contenta de le dépasser – ignorant totalement les atroces vestiges translucides des gens et animaux qu’il avait ingérés et dont les os formaient à présent le squelette du spectre.

Malgré tout, il continuait à courir. Le temps devenait indistinct, et la course en vint à dominer tout ce que Vin était et faisait. Bouger exigeait une telle attention qu’elle avait grand-peine à se concentrer sur Kelsier, devant elle, parmi les brumes. Elle continuait à poser un pied devant l’autre et son corps conservait toute sa puissance – alors même qu’il se sentait atrocement épuisé. Chaque pas, malgré sa brièveté, devenait une corvée. Elle commençait à désirer le repos de toutes ses forces.

Kelsier ne le lui accorda pas. Il courait toujours et la poussait à maintenir cette incroyable vitesse. Le monde de Vin devint une entité de douleur insistante et d’affaiblissement croissant, privée de repères temporels. Ils ralentissaient parfois pour boire de l’eau ou avaler d’autres billes de potin – sans jamais cesser de courir. C’était comme si… elle ne pouvait pas s’arrêter. Vin laissa l’épuisement envahir son esprit. Le potin attisé occupait tout l’espace. Elle n’était plus rien d’autre.

La lumière la surprit. Le soleil commença à se lever, les brumes à se dissiper. Mais Kelsier ne laissa pas le jour les arrêter. Comment l’aurait-il pu ? Ils devaient courir. Ils devaient simplement… continuer… à courir.

 

Je vais mourir.

Ce n’était pas la première fois que cette pensée traversait Vin depuis le début de la course. En fait, elle lui tournait dans la tête en lui picorant le cerveau comme un charognard. Elle avançait toujours. Sans cesser de courir.

Je déteste courir, songea-t-elle. C’est pour ça que j’ai toujours vécu en ville plutôt qu’à la campagne. Pour ne pas devoir courir.

Quelque chose en elle savait que cette pensée ne voulait rien dire. Mais toute lucidité l’avait désertée.

Kelsier aussi, je le déteste. Il ne s’arrête jamais. Depuis combien de temps le soleil est-il levé ? Des minutes ? Des heures ? Des semaines ? Des années ? Franchement, je ne crois pas…

Devant elle, il ralentit puis s’arrêta sur la route.

Vin en fut tellement abasourdie qu’elle faillit le percuter. Elle trébucha, freina maladroitement, comme si elle avait oublié comment faire autre chose que courir. Elle s’arrêta puis regarda fixement ses pieds, stupéfaite.

Ce n’est pas normal, se dit-elle. Je ne peux pas rester immobile ici. Je dois courir.

Elle sentit son corps faire mine de se remettre en marche, mais Kelsier la saisit. Elle se débattit, résistant faiblement à sa poigne.

Repose-toi, lui dit quelque chose en elle. Détends-toi. Tu as oublié à quoi ça ressemble, mais qu’est-ce que c’est agréable…

— Vin ! lui lança Kelsier. N’éteins pas ton potin. Continue à le brûler ou tu vas perdre connaissance !

Vin secoua la tête, désorientée, s’efforçant de déchiffrer ses mots.

— L’étain ! dit-il. Attise-le. Tout de suite !

Elle s’exécuta. Une soudaine migraine quelle avait presque oubliée se mit à cogner dans sa tête, et elle dut fermer les yeux pour les protéger de la lumière aveuglante du soleil. Ses jambes lui faisaient mal, et ses pieds bien plus encore. Mais ce soudain afflux de sensations lui rendit sa lucidité et elle cligna des yeux, qu’elle leva vers Kelsier.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

— Tu viens de faire subir quelque chose d’incroyablement injuste à ton corps, dit Kelsier. Il aurait dû céder il y a des heures, mais tu as le potin pour le pousser à continuer. Tu vas t’en remettre – tu apprendras même à mieux repousser tes limites –, mais pour l’instant, tu dois simplement continuer à brûler du potin et rester éveillée. On pourra dormir plus tard.

Vin hocha de nouveau la tête.

— Pourquoi… (Elle parlait d’une voix enrouée.) Pourquoi on s’est arrêtés ?

— Écoute.

Elle s’exécuta. Elle entendit… des voix. Qui hurlaient. Elle leva les yeux vers lui.

— Une bataille ?

Kelsier hocha la tête.

— La ville de Holstep est à une heure de plus au nord, mais je crois qu’on a trouvé ce pour quoi on est venus. Suis-moi.

Il la relâcha, laissa tomber une pièce et bondit par-dessus le canal. Vin le suivit tandis qu’il gravissait à toute allure une colline toute proche. Kelsier en franchit le sommet et vit au loin la bataille – ou ce qu’il en restait. Le vent tourna et charria des odeurs jusqu’à son nez.

Du sang. La vallée, au-delà, était jonchée de cadavres. Des hommes se battaient toujours de l’autre côté – un petit groupe inégal aux habits dépareillés, entouré par une armée en uniforme autrement plus nombreuse.

— On arrive trop tard, dit Kelsier. Nos hommes ont dû achever la garnison de Holstep, puis essayer de regagner la grotte. Mais Valtroux ne se trouve qu’à quelques jours de voyage, et sa garnison compte cinq mille hommes. Ces soldats sont arrivés ici avant nous.

En plissant les yeux et en utilisant de l’étain malgré la lumière, Vin constata qu’il avait raison. La grande armée portait l’uniforme impérial et, à en juger par l’alignement des corps, elle avait tendu une embuscade aux soldats skaa sur leur passage. Leurs troupes n’avaient pas eu la moindre chance. Elle vit les skaa lever les mains au ciel, mais les soldats continuaient simplement à les tuer. Certains des paysans restants se battaient avec l’énergie du désespoir, mais ils tombaient presque aussi vite.

— C’est un vrai massacre, dit Kelsier d’une voix furieuse. La garnison de Valtroux a dû recevoir l’ordre d’éliminer la totalité du groupe.

Il s’avança.

— Kelsier ! s’exclama Vin en lui agrippant le bras. Qu’est-ce que vous faites ?

Il se retourna vers elle.

— Il reste encore des hommes là-bas. Mes hommes.

— Qu’est-ce que vous allez faire, attaquer une armée entière à vous tout seul ? Dans quel but ? Vos rebelles ne sont pas allomanciens – ils ne pourront pas filer à toute allure pour s’échapper. Vous ne pouvez pas arrêter toute une armée, Kelsier.

Il se secoua pour se dégager de sa poigne ; elle n’avait pas la force d’insister. Elle trébucha et tomba dans la terre rude et noire, soulevant un nuage de cendres. Kelsier se mit à descendre la colline en direction du champ de bataille.

Vin se mit à genoux.

— Kelsier, dit-elle, tremblant légèrement de fatigue. Nous ne sommes pas invincibles, rappelez-vous.

Il s’arrêta.

— Vous n’êtes pas invincible, chuchota-t-elle. Vous ne pouvez pas tous les arrêter. Vous ne pouvez pas sauver ces hommes.

Kelsier resta immobile, les poings crispés. Puis, lentement, il courba la tête. Au loin, le massacre se poursuivait, bien qu’il ne reste guère plus de rebelles.

— Les grottes, chuchota Vin. Nos troupes ont dû y laisser des hommes, non ? Peut-être qu’ils pourront nous dire comment l’armée a été découverte. Vous pouvez peut-être sauver ceux qui sont restés. Les hommes du Seigneur Maître vont certainement partir à la recherche du siège de l’armée – si ce n’est déjà fait.

Kelsier hocha la tête.

— D’accord. Allons-y.

 

Kelsier se laissa tomber dans la grotte. Il dut attiser son étain pour y voir dans les ténèbres, à peine éclairées par un reflet de la lumière du soleil provenant d’en haut. Les grattements de Vin dans la faille, au-dessus de lui, paraissaient tonitruants à ses oreilles affinées. Mais dans la grotte elle-même… Rien. Ni bruit, ni lumière.

Alors elle se trompait, songea Kelsier. Personne n’est resté.

Kelsier expira lentement, s’efforçant de chercher un exutoire à sa colère et à sa frustration. Il avait abandonné les hommes sur le champ de bataille. Il secoua la tête, ignorant ce que lui dictait la logique pour le moment. Sa colère était encore trop récente.

Vin se laissa tomber par terre près de lui, et il distinguait sa silhouette à grand-peine.

— Personne, déclara-t-il d’une voix qui résonnait dans la grotte. Tu te trompais.

— Non, chuchota Vin. Là-bas.

Soudain, elle fila, foulant le sol avec une légèreté toute féline. Kelsier l’appela dans le noir, serra les dents, puis la suivit à l’oreille le long d’un des couloirs.

— Vin, reviens ici ! Il n’y a rien…

Kelsier s’arrêta. Il distinguait de justesse une lueur vacillante devant lui dans le couloir. Nom d’un chien ! Comment est-ce qu’elle l’a vue de si loin ?

Il entendait toujours Vin devant lui. Kelsier avançait plus prudemment, vérifiant ses réserves de métal, redoutant que les agents du Ministère n’aient laissé un piège. Tandis qu’il approchait de la lumière, une voix lança devant lui :

— Qui va là ? Donnez-moi le mot de passe !

Kelsier continua à marcher, tandis que la lumière devenait assez vive pour qu’il distingue devant lui, dans le couloir, une silhouette munie d’une lance, éclairée par-derrière. Vin attendait accroupie dans le noir. Quand Kelsier la rejoignit, elle leva vers lui un regard interrogateur. Elle paraissait avoir surmonté l’épuisement lié à l’utilisation prolongée du potin, pour l’instant. Mais quand ils s’arrêteraient enfin pour se reposer, elle le sentirait.

— Je vous entends ! reprit le garde d’une voix inquiète qui paraissait légèrement familière. Identifiez-vous.

Le capitaine Demoux, comprit Kelsier. L’un des nôtres. Ce n’est pas un piège.

— Donnez-moi le mot de passe ! ordonna Demoux.

— Je n’ai pas besoin de mot de passe, répondit Kelsier en s’avançant à la lumière.

Demoux baissa sa lance.

— Lord Kelsier ? Vous êtes venu… est-ce que ça veut dire que l’armée a réussi ?

Kelsier ignora la question.

— Pourquoi est-ce que vous ne surveillez pas l’entrée, là-bas ?

— Nous… avons pensé qu’il serait plus judicieux, en termes de défense, de nous retirer au cœur du réseau, milord. Nous ne sommes plus très nombreux.

Kelsier jeta un coup d’œil en direction du couloir de l’entrée. Combien de temps avant que les hommes du Seigneur Maître trouvent un prisonnier disposé à parler ? Vin avait raison, en fin de compte nous devons conduire ces hommes en lieu sûr.

Vin se leva et s’approcha du jeune soldat, l’étudiant de ses yeux tranquilles.

— Vous êtes combien ?

— Environ deux mille, répondit Demoux. Nous… nous sommes trompés, milord. Je suis désolé.

— Trompés ? demanda Kelsier en se tournant vers lui.

— Nous trouvions que le général Yeden agissait imprudemment, répondit Demoux, rougissant de honte. Nous sommes restés en arrière. Nous pensions… vous être loyaux, à vous plutôt qu’à lui. Mais nous aurions dû partir avec le reste de l’armée.

— L’armée est morte, répondit sèchement Kelsier. Rassemblez vos hommes, Demoux. Nous devons partir tout de suite.

 

Cette nuit-là, assis sur une souche d’arbre tandis que les brumes se rassemblaient autour de lui, Kelsier s’obligea enfin à affronter les événements de la journée.

Assis avec les mains serrées devant lui, il écoutait les derniers faibles bruits de l’armée en train de se coucher. Heureusement, quelqu’un avait pensé à préparer le groupe pour un départ rapide. Chaque homme disposait d’un tapis de couchage, d’une arme et d’assez de nourriture pour deux semaines. Dès que Kelsier découvrirait qui avait fait preuve d’une telle prévoyance, il comptait lui accorder une promotion conséquente.

Non qu’il reste grand-chose à commander, cela dit. Les deux mille survivants comprenaient un nombre déprimant de soldats qui avaient dépassé depuis longtemps la fleur de l’âge ou n’y étaient pas encore entrés des hommes assez sages pour comprendre que le plan de Yeden était insensé, ou assez jeunes pour être effrayés.

Kelsier secoua la tête. Que de morts. Ils avaient rassemblé près de sept mille hommes avant ce fiasco, dont la plupart étaient morts à présent. Yeden avait apparemment décidé de « tester » l’armée en frappant de nuit la garnison de Holstep. Qu’est-ce qui l’avait poussé à prendre une décision aussi stupide ?

Moi, songea Kelsier. C’est ma faute. Il leur avait promis une aide surnaturelle. Il avait joué un rôle, intégré Yeden à la bande, et parlé avec une telle désinvolture d’accomplir l’impossible. Quoi d’étonnant à ce que Yeden ait cru pouvoir attaquer de front l’Empire Ultime, compte tenu de la confiance que lui avait donnée Kelsier ?

À présent, des hommes étaient morts, et Kelsier en était responsable. La mort n’avait rien de nouveau pour lui. Pas plus que l’échec – plus maintenant. Mais il n’arrivait pas à empêcher son ventre de se nouer. C’était vrai, des hommes étaient morts en affrontant l’Empire Ultime, une des morts les plus dignes que puisse espérer un skaa – mais le fait qu’ils soient sans doute morts en espérant une forme de protection divine de la part de Kelsier… voilà qui était dérangeant.

Tu savais que ce serait dur, se dit-il. Tu comprenais le fardeau que tu acceptais de porter.

Mais quel droit avait-il ? Même les membres de sa propre bande – Ham, Brise et les autres – croyaient l’Empire Ultime invincible. Ils le suivaient en raison de la confiance qu’ils lui portaient, et parce qu’il avait présenté ses plans sous la forme d’une mission pour voleurs. Eh bien, le commanditaire de cette mission était mort ; un éclaireur envoyé inspecter le champ de bataille était parvenu à confirmer la mort de Yeden. Les soldats avaient planté sa tête au bout d’une lance près de la route, ainsi que celle de plusieurs officiers de Ham.

La mission n’était plus. Ils avaient échoué. L’armée avait disparu. Il n’y aurait pas de rébellion, pas de prise de la ville.

Des pas approchèrent. Kelsier leva les yeux, se demandant s’il avait seulement la force de se remettre debout. Vin dormait sur le sol dur, recroquevillée près de la souche, avec sa seule cape de brume pour coussin. Leur utilisation prolongée du potin avait vidé la jeune fille, qui s’était quasiment effondrée dès l’instant où Kelsier avait demandé qu’on fasse une halte pour la nuit. Il regrettait de ne pouvoir l’imiter. Toutefois, il avait bien plus d’expérience qu’elle en matière d’utilisation prolongée du potin. Son corps finirait par céder, mais il pouvait tenir encore un moment.

Une silhouette sortit des brumes, clopinant en direction de Kelsier. L’homme était âgé, plus que toutes les recrues de Kelsier. Il devait faire partie de la rébellion d’origine – l’un des skaa qui vivaient dans les grottes avant que Kelsier les réquisitionne.

L’homme choisit une large pierre près de la souche et s’assit avec un soupir. Il était incroyable que quelqu’un de si âgé soit même parvenu à suivre le rythme. Kelsier avait fait avancer le groupe à une allure rapide, dans l’optique de l’éloigner au maximum du réseau de cavernes.

— Les hommes vont passer une nuit agitée, déclara le vieil homme. Ils n’ont pas l’habitude de sortir dans les brumes.

— Ils n’ont pas tellement le choix, répondit Kelsier.

Le vieil homme secoua la tête.

— Sans doute que non. (Il garda un moment le silence, un éclat indéchiffrable brillant dans ses yeux âgés.) Vous ne me reconnaissez pas, hein ?

Kelsier hésita, puis secoua la tête.

— Désolé. C’est moi qui vous ai recruté ?

— D’une certaine façon. J’étais l’un des skaa de la plantation de lord Tresting.

Kelsier entrouvrit la bouche, surpris, reconnaissant enfin quelque chose de légèrement familier dans ce crâne chauve et cette posture fatiguée, mais non dépourvue d’une certaine force.

— Le vieil homme avec qui j’ai parlé cette nuit-là. Vous vous appeliez…

— Mennis. Après la mort de Tresting, nous nous sommes retirés dans les grottes où les rebelles nous ont accueillis. Une grande partie des autres ont fini par s’en aller chercher d’autres plantations à rejoindre. Mais certains d’entre nous sont restés.

Kelsier hocha la tête.

— C’est vous qui êtes derrière tout ça, n’est-ce pas ? demanda-t-il en désignant le camp. Les préparatifs ?

Mennis haussa les épaules.

— Certains d’entre nous ne peuvent pas se battre, alors nous nous occupons d’autres choses.

Kelsier se pencha en avant.

— Qu’est-ce qui s’est passé, Mennis ? Pourquoi est-ce que Yeden a fait ça ?

Mennis se contenta de secouer la tête.

— La plupart des gens s’attendent à voir les jeunes se comporter comme des idiots, mais j’ai remarqué que l’âge peut rendre un homme bien plus stupide qu’un enfant. Yeden… eh bien, il était du genre à se laisser trop facilement impressionner – à la fois par vous et par la réputation que vous lui aviez faite. Certains de ses généraux trouvaient qu’il serait judicieux de donner à ces hommes un peu d’expérience du combat, et ils ont pensé qu’une attaque nocturne contre la garnison de Holstep serait une bonne initiative. Apparemment, c’était plus difficile qu’ils ne le pensaient.

Kelsier secoua la tête.

— Même s’ils avaient réussi, exposer l’armée nous l’aurait rendue inutile.

— Ils croyaient en vous, dit doucement Mennis. Ils croyaient qu’ils ne pouvaient pas échouer.

Kelsier soupira, reposant la tête en arrière, levant les yeux vers les brumes mouvantes. Il expira lentement, laissant son souffle se mêler aux courants au-dessus de lui.

— Alors, qu’est-ce que nous allons devenir ? demanda Mennis.

— Nous allons vous séparer, répondit Kelsier, vous renvoyer à Luthadel par petits groupes, vous cacher parmi la population skaa.

Mennis hocha la tête. Il paraissait fatigué – épuisé – mais ne renonçait pas. Kelsier comprenait ce qu’il ressentait.

— Vous vous rappelez notre conversation dans la plantation de Tresting ? demanda Mennis.

— Un peu, répondit Kelsier. Vous avez cherché à me dissuader de semer le trouble.

— Mais ça ne vous en a pas empêché.

— C’est à peu près la seule chose pour laquelle je sois doué, Mennis. Est-ce que vous m’en voulez pour ce que j’ai fait là-bas, ce que je vous ai obligé à devenir ?

Mennis hésita, puis hocha la tête.

— Mais d’une certaine façon, je suis reconnaissant de vous en vouloir. Je croyais que ma vie était terminée – je me réveillais chaque jour en croyant que je n’aurais pas la force de me lever. Mais j’ai… eh bien, retrouvé une raison de vivre. Et je vous en suis reconnaissant.

— Même après ce que j’ai fait à cette armée ?

Mennis ricana.

— Ne vous tenez pas en si haute estime, jeune homme. Ces soldats se sont envoyés eux-mêmes au casse-pipe. C’est peut-être vous qui les avez motivés, mais vous n’avez pas choisi pour eux.

» Malgré tout, ce n’est pas la première rébellion skaa qui se fait massacrer. Loin de là. D’une certaine façon, vous avez accompli beaucoup – vous avez rassemblé une armée d’une taille considérable puis vous l’avez équipée et entraînée au-delà de toute attente. Les choses sont allées un peu plus vite que vous ne l’aviez prévu, mais vous devriez être fier de vous.

— Fier ? demanda Kelsier, qui se leva pour évacuer en partie son agitation. L’armée était censée nous aider à renverser l’Empire Ultime, pas se faire tuer lors d’une bataille insignifiante dans une vallée à des semaines de Luthadel.

— Renverser le… (Mennis leva les yeux, pensif.) Vous espériez vraiment faire ça ?

— Bien sûr, répondit Kelsier. Autrement, pourquoi est-ce que j’aurais rassemblé une armée comme celle-ci ?

— Pour résister, répondit Mennis. Pour se battre. C’est pour ça que ces jeunes gens sont venus aux grottes. La question n’était pas de gagner ou de perdre, c’était de faire quelque chose – n’importe quoi – pour lutter contre le Seigneur Maître.

Kelsier se retourna, fronçant les sourcils.

— Depuis le début, vous pensiez que l’armée allait perdre ?

— Quelle autre fin y avait-il ? demanda Mennis qui se leva en secouant la tête. Certains avaient peut-être commencé à rêver qu’il en soit autrement, jeune homme, mais on ne peut vaincre le Seigneur Maître. Un jour, je vous ai donné un conseil : je vous ai dit de choisir soigneusement quelles batailles vous livrez. Eh bien, j’ai compris que celle-ci en valait vraiment la peine.

» Maintenant, Kelsier, Survivant de Hathsin, laissez-moi vous donner un autre conseil. Apprenez à comprendre quand il est temps de renoncer. Vous vous en êtes bien sorti, bien mieux que quiconque aurait pu s’y attendre. Vos skaa ont tué tous les soldats d’une garnison avant d’être pris et détruits. C’est la plus grande victoire que les skaa aient connue depuis des décennies, sinon des siècles. Maintenant, il est temps de passer à autre chose.

Sur ce, le vieil homme hocha la tête en signe de respect, puis entreprit de rejoindre le centre du camp d’un pas traînant.

Kelsier resta planté là, stupéfait. La plus grande victoire que les skaa aient connue depuis des décennies…

C’était ce contre quoi il se battait. Pas simplement le Seigneur Maître ou la noblesse. Il luttait contre mille ans de conditionnement, mille ans de vie dans une société qui qualifiait de « grande victoire » la mort de cinq mille hommes. La vie des skaa était tellement dépourvue d’espoir qu’ils en étaient réduits à trouver du réconfort dans les défaites attendues.

— Ce n’était pas une victoire, Mennis, chuchota Kelsier. Je vais vous montrer ce qu’est une victoire.

Il s’obligea à sourire – ni par plaisir, ni par satisfaction. Il sourit malgré la douleur que lui inspirait la mort de ses hommes ; il sourit parce que c’était ce qu’il faisait toujours. C’était ainsi qu’il prouvait au Seigneur Maître – et à lui-même – qu’il n’était pas soumis.

Non, il n’allait pas passer à autre chose. Il n’en avait pas encore fini. Loin de là.

L'empire ultime
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